La propagation de ces petits visuels colorés (smileys, emojis, émoticônes, …) ne tient pas tant à la ludification du monde, qu’à un besoin de communiquer efficacement.
Ces petits graphismes qui ont progressivement colonisé nos outils de communication ne datent pas d’hier. L’invention du premier smiley typographique remonterait à 1648 ! C’est l’Anglais Robert Herrick qui l’aurait utilisé en premier dans son poème To fortune, sous cette forme : smiling yet : )
Cependant, c’est IBM qui les introduit dans ses premiers PC en 1981. Au début, il n’y a que trois types de smileys : un souriant, un renfrogné et un visage noir souriant. Dès lors, les smileys ne cessent de se diversifier pour devenir les émoticônes aux multiples expressions, que l’on connaît aujourd’hui.
En 2009, les Japonais vont encore plus loin, en concevant des petits graphismes qui ne représentent pas seulement des visages humains, mais aussi toutes sortes d’objets (fruits et légumes, objets du quotidien etc.) : ce sont les emojis. Ils sont intégrés aux messageries électroniques, comme Outlook ou Gmail, et font désormais partie de nos outils de communication quotidiens. Toutefois, comment expliquer cette frénésie généralisée dans le temps et l’espace ?
1. Les émoticônes comblent les défauts du langage écrit.
A l’écrit, il est parfois difficile de percevoir l’intention du locuteur. Et pour cause, il manque l’expression du visage, du corps, l’intonation de la voix… Ce sont des signaux sonores ou visuels – et non-verbaux – qui mettent en contexte les propos, ce qui permet de les décoder facilement. Qui n’a jamais lu un email en se demandant si l’autre se payait sa fiole, ou si c’était bel et bien du premier degré ?
Cette importance du non-verbal a été mise en lumière par les chercheurs de l’école de Palo Alto dans les années 70. Ray Birdwhistell a travaillé sur la kinésique, l’étude du sens véhiculé par la gestuelle (dont on pourrait dire que Le mentaliste n’est qu’un récent adepte).
Edouard T. Hall a pour sa part développé un travail fascinant sur les distances interpersonnelles, expliquant la différence entre espace intime, personnel, social ou public. Ainsi, dans un espace public bondé (rame de métro, ascenseur), chacun empiétant sur l’espace intime de l’autre, la stratégie adaptative consiste à émettre le moins de signaux possibles. Il est convenu de faire «le mort», pour éviter d’aggraver le malaise suscité par cette violation de l’espace personnel de chacun. Essayez donc de parler aux autres dans cette situation, vous verrez qu’au mieux, on vous sourit sans vous répondre, mais le plus souvent, on vous fusille du regard.
Gregory Bateson, lui, a plus particulièrement travaillé sur la notion de dissonance cognitive. Vous savez, quand votre visage dit le contraire de ce que vous pensez. Comme lorsque l’on vous écrase violemment le pied en s’excusant, et que vous répondez avec un rictus de détestation : «Pas grave.»
Bref, toutes ces recherches témoignent d’une chose : l’importance du non-verbal dans la communication entre les personnes, même si certains ont pu en exagérer l’importance (non, 93% de la communication entre les hommes n’est pas non-verbale !). Les émoticônes servent donc à apporter du non-verbal – de l’émotion, de la distance, de l’humour – sur une information faible : le texte brut.
2. Désamorcer les conflits : «Je viens en ami».
C’est exactement la même chose que le sourire que vous arborez après une vanne. On pourrait dire que c’est une forme de dissonance cognitive. Il faut comprendre le contraire de ce que je dis : «Je te casse, mais je t’aime bien», «Va, je ne te hais point.» Le smiley est une forme particulière du verlan, pour ainsi dire.
Les Japonais, qui ont une sainte-horreur du conflit, ont rapidement adopté et développé les smileys et les émoticônes, lesquels ont l’immense atout d’éviter la moindre ambiguïté d’interprétation. D’une manière générale, le second degré n’est pas très populaire au Japon, car il présente le risque d’être mal compris.
Les hashtags jouent ce même rôle : expliquer le propos que l’on vient de tenir pour mettre en exergue l’ironie #onycroit (on n’y croît pas une seconde), pour atténuer la violence de sa phrase #JDCJDR (je dis ça, je dis rien), pour dire que l’on plaisante (#jesors, etc.). Ce qui est amusant d’ailleurs, c’est qu’une fois de plus les utilisateurs ont détourné l’usage initial du hashtag qui avait une vocation fonctionnelle : ranger le message dans un thème.
3. La relation, plus que le contenu.
Jakobson a aussi montré que dans toute communication interpersonnelle, le contenu de ce que l’on exprime n’est pas tout. Il y a aussi la relation, l’attachement que l’on exprime à l’autre. On est toujours surpris de ces conversations vides que s’échangent les amoureux, ou les conversations insipides des ados avec leur BFF (Best Friend Forever) ou leur tribu. Le propos importe moins que le lien, la connexion permanente, quasi-fusionnelle avec autrui.
L’adolescence est cet âge particulièrement terrifiant où l’on éprouve le besoin d’être rassuré par la présence de ses amis qui traversent les mêmes difficultés, les mêmes doutes, les mêmes frustrations que soi. La tribu est à l’ado ce que le doudou est au bébé. Voilà pourquoi les ados sont collés aujourd’hui à leur mobile, comme ils l’étaient hier au téléphone fixe (revoir certaines séquences de la Boum par exemple).
Les émoticônes remplissent la conversation de futile et de rien, autrement dit de choses essentielles pour ceux qui les utilisent. C’est un kit de communication indispensable quand ce que l’on raconte est secondaire par rapport au lien que l’on entretient. On retrouve ici la fonction phatique de Jakobson, c’est-à-dire l’entretien du canal de communication lui-même (Allô ? Allô ! C’est bon, le canal d’échange est en place, nous pouvons échanger). Voilà pourquoi les adultes ne comprennent pas toujours leur intérêt, pas plus qu’ils ne saisissent l’intérêt des messages éphémères «sans consistance» (sans contenu) qui s’échangent sur Snapchat.
4. Gamification, plaisir et oubli.
Emoticônes, smileys, emojis, hashtags… Ces nouveaux signes graphiques sont donc loin d’être inutiles. Ils comblent un réel besoin linguistique et ne sont pas utilisés que par les ados, loin s’en faut. Cependant, ils s’inscrivent également dans une société d’hyper-communication où les signes de l’expression écrite sont devenus, eux aussi, des éléments de distinction sociale.